L'intégrale est dans la poche
L'intégrale de Jean Anouilh est désormais disponible en livre de poche, dans la collection Petite Vermillon, aux éditions de la Table ronde, là même où voici soixante ans avait été éditée la première grande pièce du dramaturge : Antigone. Pour ceux qui restent décidément allergiques à la Pléiade, à son papier bible et à son prix, voilà vraiment une bonne nouvelle.
Jean Anouilh se définissait souvent comme « un boulevardier ». Loin de considérer ses pièces comme des chefs-d'œuvre intemporels, il a voulu stigmatiser son époque, ses mœurs, ses obsessions, ses folies. Ses textes sont grinçants ? Peu importe. Le privilège de l'homme de théâtre est d'atteindre, d'un mot, ce qui fait mal, de toucher la vérité d'une réplique, de saisir au vol l'essentiel d'un problème, là où le romancier a besoin bien souvent d'un livre pour s'en approcher. Et tant pis si la vérité n'est pas toujours belle à regarder.
Dans Le Nombril, sa dernière pièce, écrite en 1981, il se met lui-même en scène en misanthrope atrabilaire sous les traits de Léon, et il nous livre avant de mourir (en 1987) certaines clefs de son art. C'est bien lui qu'on entend s'écrier par la bouche de Léon, père génial, pressuré par sa femme, ses enfants, sa maîtresse et son ami d'enfance, qui n'en attendent que de l'argent : « Ah ! Elle n'est pas belle à contempler nue, la vérité, un vrai monstre mal foutu, à vous guérir de l'amour. C'est une de ces filles qu'on a intérêt à prendre tout habillée. Mais enfin, elle est ce qu'elle est la vérité ».
« Je me soutiendrai moi-même, j'ai ma canne »
Anouilh n'a jamais voulu prendre parti dans la vie, parce que prendre parti, c'était pour lui une manière de transiger avec la vérité. Ainsi cet ancien rédacteur à « Je suis partout » n'a jamais voulu faire semblant d'être gaulliste, quoi qu'il ait pu lui en coûter. Il a refusé tous les honneurs et les distinctions, persuadé que son théâtre vivrait par lui-même, d'une vie absolument autonome qui ne serait pas liée à sa personnalité ou à sa biographie. Pas facile dans ces conditions d'être la femme de l'auteur : « Tu avais déjà contre toi les Juifs, les communistes et les gaullistes, lance Ardèle à Léon, toujours dans Le Nombril. Avec ta haine irraisonnée du Général (ne parlons pas des curés, ils ne comptent plus) - il ne te manque plus que de te mettre à dos les pédérastes - qui avaient observé jusqu'ici une neutralité bienveillante à ton égard - et il ne te restera personne pour te soutenir à Paris. » « Je me soutiendrai moi-même, j'ai ma canne », répond, superbe, l'auteur à sa douce en colère.
Cette raideur du personnage, qui ne cherche à être avec personne, Anouilh l'a bien saisie dans L'Hurluberlu, pièce sous-titrée Le réactionnaire amoureux, où l'on découvre sous le masque du Commandeur une vraie tendresse pour ses personnages, cette tendresse qu'il a en particulier pour toutes les jeunes femmes qu'il met en scène, non seulement l'Aglaé qui est la jeune épouse de L'hurluberlu, mais aussi Antigone, bien sûr, Eurydice, et Jeanne, l'Alouette, dont l'histoire pense-t-il ne peut et ne doit pas se terminer sur un bûcher. « Je ne connais pas de vie exemplaire. A part Jeanne d'Arc », déclarera-t-il dans Le Nombril. C'est sans doute parce qu'elle est exemplaire qu'il refuse de la faire mourir.
Son Antigone, en revanche, n'est pas irréprochable. C'est une pasionaria fatigante, pas une sainte. Le défaut de sa cuirasse d'héroïne ? Elle s'aime trop elle-même, elle aime trop sa cause parce que c'est la sienne et au final d'ailleurs, peu lui importent ses deux frères Etéocle et Polynice, comme le découvre le lecteur stupéfait. Elle a tout bravé pour eux ? Elle a bravé Créon ? Elle a bravé la mort ? C'était avant tout pour l'image qu'elle avait d'elle-même. En 1942, une telle critique de l'idéalisme politique n'a pas plu à tout le monde.
Mais ne nous laissons pas prendre au pessimisme de Jean Anouilh, Basque têtu, réac et fier de l'être. Même dans les pièces les plus noires, il y a l'amour : « Tu vois, ma belle, sur cette terre où tout nous brise, où tout nous déçoit, où tout nous fait mal, c'est une consolation merveilleuse de penser qu'il nous reste l'amour [...] Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches. Les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses ou dépravées. Le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange. Mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de ces deux êtres, si imparfaits et si affreux » (Eurydice).
Même lorsque le bilan reste accablant, comme dans La Culotte (1978), cette critique du féminisme, ou dans Le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron, cette chronique impitoyable de la destruction d'un couple, Anouilh sait préserver sa place à l'émotion. Avec des mots de tous les jours, il offre à ses lecteurs et plus encore aux spectateurs de ses pièces cette possibilité trop facilement méprisée d'un salut par l'émotion. C'est par là, avant tout, que, malgré ses dires, Anouilh est bien plus qu'un auteur de théâtre de boulevard.
Un tout petit regret et une demande à l'éditeur : à quand la réédition en poche des Fables, à travers lesquelles notre auteur a si bien su se moquer de la sagesse un peu obtuse du bonhomme La Fontaine en parodiant certaines des plus célèbres de ses œuvres ?
Joël Prieur
Article extrait de Minute numéro 2359 du 15 mai 2008, reproduit avec l'aimable autorisation de Jean-Marie Molitor
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Jean Anouilh, Pièces brillantes, Pièces grinçantes, Nouvelles Pièces grinçantes, Pièces roses, Pièces noires, Pièces farceuses, éd. La Table ronde, 13 euros le volume port compris.
Pièces costumées, Pièces secrètes, Pièces baroques, 11,50 euros le volume port compris. Sans oublier Antigone, Médée et Œdipe ou le Roi boiteux, 8,40 euros chacune port compris.
Les Pièces juvéniles sont offertes par l'éditeur pour tout achat d'au moins deux volumes de la collection Anouilh en poche.
Sur commande à : Minute, 15 rue d'Estrées, 75007 Paris.