Fondateur d’une revue, Itinéraires (1956-1996) et d’un quotidien, Présent (1982), Jean Madiran, tout au long de sa carrière d’écrivain, a consacré beaucoup de son temps, de ses forces et de son talent au journalisme. Fort de cette longue expérience sur le terrain, il se livre dans son dernier ouvrage (1) à une réflexion approfondie sur le déclin de la presse écrite qui, particulièrement en France, va de mal en pis… Notamment la presse quotidienne, quasiment exsangue.
Jean Madiran a depuis longtemps identifié le germe de cette tumeur maligne qui ronge la presse écrite et a décimé tant de journaux. Une sorte de cancer intérieur qui a développé ses métastases mortifères durant plus d’un siècle. Depuis en fait 1836, année où Emile de Girardin (2), considéré comme « le précurseur de la presse moderne », imagina d’avoir recours à la publicité pour pouvoir vendre son journal à très bas prix. « C’est-à-dire, pour augmenter la diffusion, abaisser le prix de vente du journal et faire payer le manque à gagner par d’autres personnes que les lecteurs : par les annonceurs publicitaires. Cette innovation a mis plus d’un siècle à développer jusqu’au bout son effet pervers. Peu à peu la part de la publicité a augmenté, l’influence des publicitaires sur les journaux pareillement. Leur argent est devenu le maître. » Au terme de cette logique on aboutit d’ailleurs à la presse totalement gratuite.
C’est l’évolution de ce phénomène destructeur que radioscopie Jean Madiran. Il nous indique aussi quelques remèdes douloureux susceptibles d’enrayer ce cancer généralisé. Mais il est bien tard. Les quotidiens « généralistes » survivants sont non seulement aujourd’hui sous perfusions publicitaires mais aussi sous injections toujours plus fortes de crédits bancaires, cautionnés par de grands groupes financiers, à la recherche non plus de bénéfices qu’ils savent bien ne plus pouvoir réaliser, mais d’influence.
Je me souviens avoir lu récemment qu’un grand groupe industriel avait versé à la presse écrite, pour une campagne publicitaire, un budget dépassant les dix millions d’euros. L’importance de telles sommes explique la dépendance économique des médias à l’égard des annonceurs. A noter également que dans la profession des attachés de presse, l’expression utilisée pour désigner un média n’est plus comme avant « organe de presse » mais « support ». Ce qui sous-entend « support publicitaire ». Une évolution du vocabulaire très significative. De même que dans la grosse presse, notamment les magazines, il est courant que des réunions de rédaction se passent à supputer les réactions éventuelles des annonceurs au contenu de tel ou tel article. Tout cela caractérise très bien la mainmise de la publicité et des « investisseurs financiers » sur les médias.
Le rétablissement du délit d’opinion
Mais, dans son enquête, l’auteur examine également une autre cause de l’asservissement dont la presse est victime : les lois qui, en France, musèlent de plus en plus férocement la liberté d’expression. La loi de 1881, sur la liberté de la presse, nous explique Jean Madiran, « a été, sans changer de nom, transformée sous la Ve République en loi contre la liberté de la presse par les amendements successifs que lui apportèrent la loi Pleven de 1972, la loi Gayssot de 1990 et la suite jusqu’à 2004 et la création de la Halde. (…) La loi Pleven du 1er juillet 1972, la loi Gayssot du 13 juillet 1990 et deux lois laïques de 2004 ont établi, perfectionné, renforcé un triple interdit ». Une extension continue et subreptice de la censure, qui fait qu’aujourd’hui, en France :
« 1.– Il n’est plus permis de parler de l’immigration-invasion qu’à la condition d’écarter toute distinction de nationalité, déclarée discriminatoire : distinguer entre Français et étrangers n’est plus une opinion, c’est un délit, c’est le délit de xénophobie.
« 2 – Il n’est plus permis de réclamer la mise en œuvre de la préférence nationale appliquée pourtant d’un bout à l’autre du monde par la plupart des Etats : ce n’est plus une opinion, c’est un délit, le délit de racisme.
« 3. – Il n’est plus permis de défendre l’institution du mariage comme étant exclusivement entre un homme et une femme : ce n’est plus une opinion, c’est un délit, le délit d’homophonie. »
A noter que sur ce sujet certaines prises de position de la candidate républicaine à la vice-présidence des Etats-Unis Sarah Palin tomberait tout simplement en France sous le coup de la loi.
Cet arsenal liberticide comporte les armes absolues que sont l’accusation « d’apologie de crime contre l’humanité » et de « contestation de crime contre l’humanité ». Deux pistolets désintégrateurs dont le rayon d’action est de plus en plus étendu.
La droite était contre. Mais elle ne s’en souvient plus…
Lorsque la loi du communiste Gayssot « fut votée en juillet 1990 par la majorité alors socialo-communiste de l’Assemblée nationale, la droite minoritaire protesta violemment (…). Les députés de la droite parlementaire jurèrent solennellement d’abolir, dès qu’ils reviendraient au pouvoir, cette loi qu’ils déclaraient immonde. Revenus au pouvoir, ils n’en ont plus parlé ». Certains lobbies régnant en France dans les coulisses du pouvoir – dont un en particulier, que les muselières évoquées ci-dessus m’interdisent de nommer – s’y seraient de toute façon opposés. D’ailleurs, de façon générale, la droite courbe ne revient jamais sur les lois instaurées par la gauche. Sinon, parfois, pour les aggraver.
Sous la menace d’une censure politique permanente jamais nommée comme telle, ce qui a pour conséquences de maintenir les éventuels « délinquants » dans le doute et l’incertitude juridique, beaucoup de journalistes préfèrent aujourd’hui éviter les sujets trop brûlants. Des domaines sur lesquels ils peuvent d’autant plus se faire piéger qu’ils ignorent le plus souvent l’emplacement et la nature des pièges. Plus les journalistes demeurent ainsi dans le flou, à la merci de l’arbitraire, plus évidemment ils deviennent prudents. Un procès, en cas de condamnation, peut coûter très cher. Surtout pour la presse artisanale. Quel rédacteur voudrait prendre le risque de couler son entreprise ? Dans de telles conditions, l’argent s’avère encore la meilleure des censures : celle qui engendre l’autocensure…
Comme le dit si bien Robert Ménard
En 2003, le fondateur de Reporters sans frontières, Robert Ménard (3), cosignait avec Emmanuelle Duverger un livre courageux, La Censure des bien-pensants (aux éditions Albin Michel), dans lequel il écrivait, à propos du racisme : « Qu’on soit intransigeant avec les actes racistes, personne ne le conteste. Qu’on criminalise l’expression de propos racistes, xénophobes ou antisémites est une autre affaire. »
Voilà bien le cœur du problème. C’est une chose, et parfois une nécessité, de condamner certaines idées, de les contredire et de les combattre, mais loyalement, par la parole ou l’écrit, arguments à l’appui. Ce qui était le cas dans la tradition de la presse française d’avant-guerre. C’en est une autre de les criminaliser. Or, c’est bien ce processus scélérat qui s’est déroulé en France sous la Ve République. Surtout depuis la funeste loi Pleven de 1972, pierre angulaire de ce processus infâme. Avec la brutale accélération de la loi stalinienne de 1990, ce n’est plus seulement le soi-disant racisme que l’on a outrageusement criminalisé, mais toutes une série d’idées portant sur le négationnisme, l’immigration, le colonialisme, l’homophobie, la revendication d’une identité ethnique ou nationale, voire religieuse. Sans parler bien sûr des idées qui ne tombent pas encore directement sous le coup de la loi, mais, la diabolisation aidant, excluent en France leurs auteurs des débats publics. Se déclarer, par exemple, nationaliste ou partisan de la peine de mort. Ou reconnaître quelques mérites à la colonisation. Les autres participants, s’ils ne s’étouffent pas d’indignation, s’ils ne couvrent pas l’hérétique d’injures, se lèvent et s’en vont. On ne discute pas avec ceux qui ont de telles options… Si la justice ne les pas encore « criminalisées », l’opinion médiatique, elle, l’a déjà fait.
Dans son Enquête sur… la maladie de presse, Jean Madiran précise : « L’extensibilité indéfinie de l’inculpation pour apologie du crime permet aux sentences de la “Chambre (de répression) de la presse” d’aller sans rougir jusqu’à déclarer coupable d’apologie toute tentative “d’instiller un doute” ou de s’exprimer “sous forme dubitative” : c’est vraiment prétendre scruter et juger des intentions supposées perverses. » Vos arrière-pensées, vraies ou supposées, peuvent ainsi vous valoir d’être mis en examen. Bien entendu, en contrechamp, le délit « d’apologie du communisme et de ses crimes n’est jamais poursuivi. On en est là ».
Pour comprendre les mécanismes cachés qui, justement, nous ont amenés « là », c’est-à-dire à cette situation où la pensée est finalement en France beaucoup plus captive que ne l’imagine une grande partie de l’opinion, le mieux est encore de lire le livre de Jean Madiran.
(1) Enquête sur… la maladie de la presse écrite, Editions Via Romana, 12 euros.
(2) Emile de Girardin (1806-1881). Publiciste et homme politique français, il créa les premiers journaux « généralistes » politiquement orientés accessibles au grand public, en abaissant leur prix grâce à la publicité. Ainsi qu’aux annonces. A la recherche de tout ce qui pouvait attirer et retenir le lecteur populaire, Emile de Girardin introduisit également dans la presse une innovation beaucoup plus positive, du moins sur le plan littéraire : le roman-feuilleton.
(3) Je n’étais franchement pas d’accord sur la façon, à mon avis puérilement et hystériquement manichéenne avec laquelle Reporters sans frontières, sous l’impulsion de son chef charismatique, a milité, au nom des droits de l’homme, contre les Jeux olympiques de Pékin, poussant l’activisme anarchique jusqu’à transformer le passage de la flamme à Paris en une détestable chienlit. Le plus coupable étant bien en l’occurrence l’Etat français, incapable, par confusion idéologique, de maintenir l’ordre dans les rues de la capitale. Une attitude dont a bien évidemment profité le gouvernement chinois au détriment de la diplomatie française. Piquée dans son amour-propre (une notion, il est vrai, que les pays occidentaux ne connaissent plus guère), l’immense majorité du peuple chinois, y compris la plupart de ceux qui souhaiteraient sortir du système capitalo-communiste, s’est alors rangée derrière ses dirigeants. Belle réussite et beau gâchis… Cela étant rappelé, je ne suis que plus à l’aise aujourd’hui pour saluer également en Robert Ménard l’un des deux auteurs de cette roborative et décapante Censure des bien-pensants.
JEAN COCHET