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14 janvier 2010 4 14 /01 /janvier /2010 12:12

La Vie spirituelle, ascétique et mystique

Tome 105 (Juin 1928), pp. 332-347



6448_1_sbl.JPGVoici ce que disent parfois des personnes pieuses, mais très «prises», selon une expression qui fait image: «Bien volontiers je consacrerais à la prière de longs moments; malheureusement, je n’en ai pas le loisir, et je sens que peu à peu ma piété s’en va, faute d’aliment...» Et ces âmes se désolent de ce qu’elles appellent leur tiédeur ou leur aridité.

Et n’a-t-on pas entendu même des prêtres gémir de cette sorte: «Ma vie, emportée par des occupations sans nombre, est devenue un tourbillon. J’y perds la tête... Comment, avec cela, donner aux exercices de piété une vitalité qui aiderait aux œuvres de zèle sans les absorber ni les sacrifier?... Où trouver du temps pour des études personnelles, pour un repos et des délassements raisonnables?»

Ces questions, le Curé d’Ars se les est posées. De quelle façon les a-t-il résolues pratiquement, ce serait intéressant à savoir; car il y a toujours à recueillir, dans la conduite des saints, de hautes et profitables leçons.

Question du repos et des délassements raisonnables? Les conclusions de notre héros sont choses connues: ni repos ni délassements. Nous n’avons donc qu’à nous incliner en admirant, avec le regret de ne pouvoir imiter.

Question des études personnelles? Au témoignage de Catherine Lassagne, directrice de l’orphelinat de la Providence, l’abbé Vianney «se croyait fort ignorant». Il le pensait, et il le disait. «Que voulez-vous, confiait-il un jour à M. Raymond, son vicaire, je n’ai pas fait d’études; autrefois, à Écully, M. Balley a bien essayé pendant cinq ou six ans de m’apprendre quelque chose; il y a perdu son latin et n’a rien pu loger dans ma mauvaise tête.» Or l’abbé Raymond, à qui l’humilité héroïque de son saint curé n’arrivait pas à donner le change, savait fort bien à quoi s’en tenir sur les capacités de cette mauvaise tête. Il n’ignorait pas à quel labeur intellectuel s’était astreint M. Vianney depuis son arrivée dans la paroisse d’Ars: la composition de ses sermons ne lui avait-elle pas coûté de longues veilles? Quand se fut établi le courant du pèlerinage, ne l’avait-on pas vu, pendant la saison d’hiver où il ne restait au confessionnal qu’une dizaine d’heures par jour – au lieu des seize ou dix-huit heures de l’été – lire et relire des livres comme les Examens de Valentin et la Théologie morale de Gousset? Ainsi le saint Curé trouvait le moyen, malgré un ministère très fatigant, de se perfectionner dans la science de son état.

A vrai dire, c’était là, avec quelques entretiens d’amis ou une visite à sa Providence, son unique délassement, son grand repos au temps du pèlerinage. Auparavant, il se récréait soit en passant une matinée entière au pied de l’autel, soit en parcourant la campagne, le bréviaire ou le chapelet en main. Mais, à partir de 1828, les promenades dans les champs tout comme les visites prolongées au Saint-Sacrement lui devinrent absolument impossibles: le soin des âmes fut pour ainsi dire dès lors son unique office.

Il n’aurait eu à sacrifier au bénéfice des âmes que de modestes promenades, la peine pour lui, semble-t-il, n’eût pas été bien grande; en tout cas, il n’en eût pas ressenti un trop cuisant regret. Mais ses méditations au pied du tabernacle!... Comment y renoncer sans une immense douleur? Aussi ne soyons pas étonnés d’entendre le Curé d’Ars se lamenter de ne plus pouvoir faire oraison tout son content. .

D’après ses propres confidences, il en avait pris l’habitude de bonne heure. Vers la fin de sa vie, débordé, écrasé de plus en plus par le travail du confessionnal, saint Jean-Marie Vianney aimait à évoquer ses années d’adolescence, ce pur matin où Dieu l’avait conquis pour toujours.

«Que j’étais heureux, soupirait-il, lorsque je n’avais à conduire que mes trois brebis et mon âne!... Dans ce temps-là, je pouvais prier tout à mon aise: je n’avais pas la tête cassée comme à présent...

«Si maintenant que je cultive les âmes, j’avais le temps de penser à la mienne, de prier et de méditer comme quand je cultivais les terres de mon père, que je serais content! Il y avait au moins quelque relâche dans ce temps-là; on se reposait après le dîner avant de se remettre à l’ouvrage. Je m’étendais par terre comme les autres; je faisais semblant de dormir, et je priais Dieu de tout mon cœur. Oh! c’était le beau temps!»

On voit ici la pensée du Curé d’Ars. Il regrette l’époque où il goûtait les douceurs de la méditation. Sans l’avouer directement, il voudrait revivre de quelque manière cette phase heureuse de sa vie. Pour certains auditeurs cela n’était pas un mystère: si le saint rêvait de finir ses jours dans une Trappe, n’était-ce pas surtout afin d’y vaquer à la prière?

Mais ce rêve ne s’est point réalisé. Et, en définitive, le Curé d’Ars n’en est mort ni de chagrin ni de désespoir. Quelque chose en lui subsistait, qui nous découvre la face la plus émouvante de son âme. Supposé que M. Vianney n’aurait eu de goût que pour la contemplation et la solitude, il serait devenu, forcé qu’il était de rester curé, le plus malheureux des hommes. Un contrepoids providentiel – son ardente charité pour les pécheurs – l’a sauvé du découragement. Puis, par une inspiration d’en haut, notre saint a trouvé le moyen d’unir dans sa vie, de la manière la plus simple et la plus parfaite, l’action à la contemplation.

Ainsi, même quand il dut se mêler d’affaires matérielles – restauration ou agrandissement de son église, fondation et construction de l’école et de l’ orphelinat – il n’encourut point le reproche adressé par saint Bernard à Eugène III dans son livre De la Considération. Il ne fit pas de ces occupations une «éviscération de l’âme»; il n’en subit pas une diminution de sa vie intérieure. De toute chose, au contraire, il tira la subsistance de cette vie intérieure dont le dépérissement l’eût navré.


*

* *


Son âme, par des ascensions continues, avait atteint les purs sommets de la vie unitive. Là, il n’est plus besoin de paroles pour dire l’amour; il suffit d’aimer, il suffit de penser que l’on aime.

Pendant ses courtes nuits, tandis qu’il fermait les yeux sans pouvoir dormir, énervé par l’écrasant labeur de la veille ou tourmenté par l’infernal gêneur, il élevait son cœur vers Dieu, heureux de se voir immolé pour sa gloire, éprouvé à la place des pécheurs... Minuit sonnait au clocher tout proche; le Curé d’Ars se relevait. Sa journée recommençait, vouée d’avance aux pénitents qui attendaient.

«Et le jour s’embrasait de l’ardeur de ses nuits», comme on l’a dit dans une phrase vibrante qui ferait un vers magnifique 1. Vers une heure du matin, sinon plus tôt, après avoir récité cinq pater et cinq ave avec les fidèles qui venaient d’entrer sur ses pas à l’église, l’abbé Vianney s’asseyait à son confessionnal. Et l’apostolat du saint reprenait son cours sublime et monotone.


Mais l’oraison étant l’âme de tout apostolat, ainsi que l’a prouvé Dom Chautard, abbé de Sept-Fonts, dans l’ouvrage qui porte précisément ce titre évocateur, comment le Curé d’Ars confesseur fera-t-il oraison pour demeurer toujours apôtre? Déjà, avant le pèlerinage, il s’était habitué à l’oraison de simplicité où l’on délaisse les livres, où l’on prie de cœur sans presque se servir de paroles. Une de ses pénitentes les plus assidues et les plus intelligentes, Mme Alix de Belvey, avait fait cette remarque du jour où elle avait pu observer le Curé d’Ars agenouillé près de l’autel, les yeux fixés sur le tabernacle ou modestement baissés. «Son oraison, dit-elle – et ce qu’elle dit là se rapporte aux dix premières années du pastorat de M. Vianney – son oraison était affective, plutôt que consacrée à des réflexions et à des raisonnements.» C’était, en définitive, la manière même, ou peu s’en faut, de ce bon vieux paysan d’Ars qui passait matin et soir un assez long temps à l’église et dont les lèvres ne remuaient jamais pour une prière vocale. Seulement ses yeux francs et candides semblaient rivés à l’agneau qui orne le tabernacle. «Eh! que faites-vous donc là? mon père Chaffangeon, lui avait demandé M. Vianney, étonné malgré tout de cette immobilité muette. – Oh! monsieur le Curé, j’avise le bon Dieu, et il m’avise

De la chapelle de saint Jean-Baptiste où il entendait les confessions, notre saint ne pouvait plus aviser le bon Dieu. Pouvait-il même penser à lui, attentif qu’il devait être aux aveux des pénitents? Mais, sans lui parler, ni même l’entrevoir autrement que par son action dans les âmes, il jouissait du voisinage du divin Ami. Il se disait: après tout, c’est uniquement pour lui que je travaille: je veux que chacune de mes paroles, le moindre de mes gestes, chaque battement de mon cœur soient autant d’actes d’amour. Et de cette manière, probablement sans le savoir, il pratiquait en perfection ce que le saint évêque de Genève appelait l’oraison vitale, l’union incessante avec Dieu parmi les tracas incessants de l’activité humaine.


N’est-ce pas là, à tout prendre, le fond même de la sainteté? Supprimons d’une existence toute action tant soit peu remarquable, tout rayonnement extérieur; si l’âme demeure unie à Dieu, elle est une âme sainte. Aussi l’oraison vitale pratiquée sans interruption est-elle considérée comme le privilège de peu d’âmes et, à ce haut degré, comme une sorte de don gratuit. Cependant elle n’est, d’ordinaire, que le résultat de longs efforts; puis, comme tout ce qui est vie ici-bas, elle peut s’épuiser et s’éteindre. L’âme unie à Dieu, c’est comme une lampe où brille une lumière vigilante; mais, si l’huile n’est pas renouvelée à temps, c’en sera fait de la douce flamme.

Des confidences du Curé d’Ars nous ont appris qu’il pratiqua de bonne heure la vie d’intimité avec son Dieu. N’a-t-il pas conté aux directrices de la Providence qu’il tirait parti autrefois de ses occupations mêmes pour s’entretenir dans les pieuses pensées? «Allons, disais-je en donnant mon coup de pioche dans le temps que je cultivais la vigne, il faut aussi cultiver ton âme; il faut en arracher la mauvaise herbe afin de l’apprêter pour la bonne semence.» Cela demandait déjà, de la part de notre jeune saint, une grande attention sur soi-même pour ne pas laisser son esprit s’égarer en des pensées purement terrestres et matérielles. Il travaillait souvent de compagnie avec son frère aîné ou le valet de la ferme. Or ceux-ci – sans jugement téméraire – devaient s’acquitter de leur tâche un peu mécaniquement, laissant à Jean-Marie ses recueillements mystiques: c’est que la terre était pour eux la terre, tandis qu’elle était pour Jean-Marie, plus attentif aux inspirations d’en haut, l’image de l’âme où la grâce fait tour à tour l’œuvre du défricheur, du laboureur, du semeur et du moissonneur.


Plus tard, le saint d’Ars profitera des circonstances extérieures pour se nourrir l’esprit de salutaires pensées et revenir sans cesse à Dieu.

Tantôt, en confessant, il gémit à l’aveu des moindres fautes. Que c’est dommage! a-t-il coutume de dire après chaque accusation. Et ce simple mot est sur ses lèvres un cri de foi et de douleur: Que c’est dommage d’offenser ainsi le bon Dieu!... Que c’est dommage de faire ce tort à votre âme!

Tantôt il parle au cœur du pénitent pour l’attendrir. «Encore si le bon Dieu n’était pas si bon, mais il est si bon!»

Tantôt, ne pouvant traduire par des paroles les sentiments d’amour de Dieu et de commisération envers le coupable qui agitent son cœur, le Curé d’Ars se contente de verser des larmes brûlantes.

Que de manières pour lui de se retremper dans le surnaturel!

Avant d’être tout à fait épuisé par le travail des confessions, saint Jean-Marie Vianney avait tâché, il est vrai, de pratiquer, au milieu même de ses occupations, l’oraison proprement dite. Il fit part de sa méthode à son sacristain, le Frère Jérôme, très occupé lui aussi, lui conseillant «de choisir le matin un sujet de méditation auquel il rapporterait toutes ses actions du jour 2». Mais pour son usage personnel M. Vianney dut abandonner ce genre d’oraison, si simple paraisse-t-il: c’eût été penser à trop de choses en même temps.


Vers la fin de sa vie, il avouait ne plus pouvoir pratiquer que l’oraison vitale – s’il ignora le mot, il connut admirablement la chose. L’abbé Dufour, alors jeune missionnaire de Pont-d’Ain, lui demandait un jour conseil sur la manière de faire oraison. Le saint Curé lui répondit: «Dès le commencement de la journée, je tâche de m’unir fortement à Notre-Seigneur, et j’agis ensuite avec la pensée de cette union.» «D’où je conclus, attestait M. Dufour au Procès de canonisation, que la vie de M. Vianney était une oraison continuelle.»

De part et d’autre on ne pouvait mieux dire. Une vie qui est une «oraison continuelle», c’est la suprême montée de la voie unitive. Tout un jour passé dans une union forte, imbrisable, avec Notre-Seigneur, c’est la journée même des élus et des anges, autant du moins qu’une âme la peut vivre en la vallée des larmes.


La physionomie du Curé d’Ars reflétait quelque chose de cette intense vie intérieure. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner le portrait le moins imparfait que l’on ait pu avoir de lui – ce portrait dit authentique que l’abbé Toccanier fit exécuter d’après le buste en cire, œuvre de Cabuchet. Quelle douceur paisible en ces grands yeux, dans le sourire de ces lèvres fines, sur ce front large et clair où rayonne une pensée haute et pure. Au contact du divin l’humain s’idéalise. Cela explique le saisissement de vénération qu’éprouvaient la plupart des pèlerins en présence de saint Jean-Marie Vianney.


*

* *


On conçoit que, déjà si « fortement uni à Notre-Seigneur» pendant les longues heures où il se tenait au confessionnal, le Curé d’Ars ait joui plus pleinement encore de cette ineffable union dans les instants trop rapides qu’il consacrait à la prière.

Heureux ceux qui le virent célébrer la messe! Certaines personnes que des doutes tourmentaient acquirent, à ce spectacle, la certitude de la Présence réelle. En vérité, pour le serviteur de Dieu l’Autel était bien le Calvaire et il s’y tenait comme un autre Jean au pied de la croix. «Aux moments les plus saints, a dit Mme Christine de Cibeins, M. Vianney s’arrêtait comme dans une contemplation d’amour.» Et voici là-dessus d’autres témoignages: «J’étais frappé, a conté l’un de ses anciens enfants de chœur, de voir qu’après la consécration, élevant les yeux et les mains (selon le rite lyonnais), M. le Curé demeurait jusqu’à cinq minutes dans une sorte d’extase. Nous nous disions, mes camarades et moi, qu’il voyait le bon Dieu.»

«Avant la communion, atteste Jean-Baptiste Mandy, fils de l’ancien maire, M. le Curé s’arrêtait encore un instant, semblait converser avec Notre-Seigneur, puis il consommait les saintes espèces.»

Si l’on en croit l’abbé Toccanier, «l’opinion générale à Ars était qu’il jouissait de la présence visible du Sauveur dans l’Eucharistie». Retenons enfin cet aveu indirect qui échappa au saint Curé dans l’un de ses catéchismes: «Il y a des prêtres qui voient tous les jours le bon Dieu au saint sacrifice de la messe.»

Le cœur à cœur avec le Maître se continuait, ininterrompu, dans une ardente action de grâces. Pendant que M. Vianney célébrait, l’église, le sanctuaire même étaient envahis par une foule avide de le contempler. La messe finie, un va-et-vient s’établissait aux abords mêmes du saint autel, les uns voulant revoir plus longuement le Curé d’Ars, les autres, de nouveaux arrivants, essayant de parvenir jusqu’à lui. Et ceux qui avaient déjà vu disaient leur admiration à ceux qui survenaient. On se communiquait ses impressions à deux pas du saint agenouillé sur les degrés du chœur. Lui, immobile, l’âme fermée aux rumeurs d’ici-bas, il avisait Dieu de son regard intérieur, et il ne voyait plus les créatures.


L’audience reprenait deux heures plus tard, quand, après avoir entendu les hommes en confession dans sa petite sacristie, il se mettait à genoux sur le rude pavage pour réciter la partie matinale du bréviaire. D’ordinaire il y avait là un témoin de cette récitation, un pénitent qu’il priait d’attendre un peu en se préparant encore. Un avocat de Lyon, ami du Père Lacordaire, eut ainsi l’occasion d’assister aux «petites heures» du saint Curé, et voici le souvenir qu’il en a gardé:

«Sa bouche, a-t-il écrit, semblait savourer ce que son esprit saisissait; ses yeux étaient illuminés et brillants. On eût dit qu’il respirait un air plus pur que celui de la terre et que, débarrassé des bruits du monde. il n’entendait plus d’autres paroles que celles de l’Esprit-Saint.»

Il s’arrêtait parfois dans sa récitation pour goûter plus pleinement quelque verset de psaume. Il y en a de si beaux, de si suggestifs et qui semblent, tellement ils sont bien adaptés à notre présent état d’âme, avoir été chantés exprès pour nous par le Roi-Prophète! Les accents de David célébrant la mansuétude divine à l’égard du pécheur. ou le bonheur de servir le Roi des rois, ou la paix du juste, trouvaient dans l’âme du Curé d’Ars un écho vibrant. Notre saint se reposait délicieusement l’esprit en cette lecture qu’il faisait sans hâte, comme il faisait toutes ses prières. «Quel bonheur, disait-il, de pouvoir ainsi se délasser un peu!» Trois ou quatre fois le jour, il jouissait de ces douces haltes au milieu de son terrible labeur.

A plusieurs reprises, il invita des confrères à partager ce «délassement» tout spirituel. L’âme sans doute y trouvait son compte, mais le pauvre Adam, lui, aurait eu sujet de se plaindre. C’est ce qui arriva, en particulier, à un jeune sous-diacre de la contrée que M. Vianney, après l’avoir confessé, pria d’alterner avec lui les psaumes et leçons de matines.

L’abbé Denis – c’était son nom – ressentit une grande joie de la pieuse invite, mais quand il eut tâté, pendant un quart d’heure, des carreaux de la sacristie, il commença de les trouver bien durs; d’un genou sur l’autre, il put tenir une demi-heure encore... Quand à M. Vianney, montrant en sa personne qu’une âme héroïque est vraiment «maîtresse du corps qu’elle anime», il ne parut pas s’apercevoir de la fatigue du séminariste, pas plus qu’il ne songea à sa propre fatigue; tellement il s’était perdu dans la joie de louer son Dieu.

«La fonction des bienheureux dans le ciel, disait-il dans un sermon – celui du XIIe dimanche après la Pentecôte – est de n’être occupés qu’à bénir le bon Dieu dans toutes ses perfections; ce que nous devons faire tout de même pendant que nous sommes sur la terre; les saints en triomphant et en jouissant, et nous en combattant.»


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Les saints, les «bons saints», comme il se plaisait à les appeler, l’aidaient encore à penser à Dieu. Il avait peuplé son église, sa chambre, de leur statues ou de leurs images. La nuit, quand il ne dormait pas, il laissait allumée sa chandelle, et de son lit «il avait du plaisir à les regarder».

D’ailleurs, chaque soir, avant de se coucher, il rouvrait sa grosse Vie des saints – les deux in-folio sont toujours là, sous la reliure fauve tant de fois touchée par les mains vénérables. – Il parcourait la biographie du saint dont c’était le lendemain la fête liturgique. Et d’ordinaire, à son catéchisme de onze heures, le Curé d’Ars évoquait un détail de cette biographie, quelque trait édifiant qui l’avait particulièrement frappé.

Des exemples des saints il faisait non seulement l’un de ses sujets favoris de prédication, mais la moëlle même de sa vie. Près d’eux, cet insatiable de l’amour divin apprenait à mieux aimer Dieu. «Toujours plus haut!» lui criaient sans cesse ces intrépides découvreurs des sommets de l’amour.

En son humilité, le Curé d’Ars prenait même parfois leurs exhortations pour des reproches. «Je suis dans la compagnie des saints, expliquait-il un jour à la comtesse des Garets. La nuit, quand je me réveille, il me semble qu’ils me regardent eux aussi et qu’ils me disent: eh quoi, paresseux, tu dors, et nous, nous passions le temps à veiller et à prier Dieu!...»


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C’est bien à suivre de semblables modèles que le grand saint d’Ars en arriva à ces héroïques excès, à ces exploits inimitables de pénitence et d’austérité qui firent de son existence quelque chose de plus céleste que terrestre. Pourtant son exemple, à lui aussi, demeure. En quoi donc nous sera-t-il profitable?

En ceci: il nous donne la clef de la vraie vie intérieure. Par une pente naturelle de son âme, saint Jean-Marie Vianney tend à Dieu; il va à Dieu sans contention comme sans mièvrerie. Deux personnes d’éducation et de situation bien différentes ont caractérisé judicieusement la piété de notre saint. «Chez lui point de oh, point de ah», disait Marthe Miard, une humble marchande qui habitait près de l’église d’Ars. «Point de poses affectées, point de soupirs ni d’élancements», remarquait de son côté la baronne de Belvey, qui vint à Ars chaque année de 1830 à 1859.

C’est qu’il n’est pas nécessaire, pour jouir d’une présence aimée, de signaler qu’on y trouve jouissance. Un enfant, même s’il garde le silence, se plaît à travailler près de sa mère. Ainsi en fut-il du Curé d’Ars parmi ses épuisants labeurs. Ainsi en est-il de toute âme chrétienne qui, retenue par son emploi, sa profession, ses devoirs de famille ou de société, élève de temps en temps vers Dieu le regard de son cœur...

Du reste «faire ce que doit», n’est-ce pas la meilleure façon de plaire à Dieu, et donc de lui prouver qu’on l’aime? Accomplir notre devoir parce qu’il est pour nous l’expression actuelle et concrète des divins vouloirs, c’est demeurer en la présence de Dieu, c’est être uni à Dieu, pourvu que l’âme soit vigilante et s’applique à faire toutes choses par amour et dans une adhésion habituelle au bon plaisir divin ainsi manifesté dans les moindres occasions. Sans doute cette union tant désirable s’opère-t-elle alors par un autre moyen que la prière et la méditation. Mais qu’importe, si l’union est obtenue!... L’adage bien connu: travailler, c’est prier, se réalise ainsi dans sa plénitude.


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L’entendant de la sorte, le très judicieux Curé d’Ars, s’il demandait que la piété ne fût pas sacrifiée au travail, exigeait aussi que le travail, devoir d’état, ne fût point délaissé sous prétexte de dévotion. «M. le Curé, atteste Catherine Lassagne, ne voulait pas qu’une mère de famille négligeât le soin de sa maison, pour venir à l’église lorsqu’elle n’y était pas obligée.»

Une plume anonyme a recueilli ces paroles que le saint prononça dans l’un de ses catéchismes: «On entend mal la religion. Tenez, mes enfants, voici, par exemple, une personne qui devra aller à sa journée. Elle a la pensée de faire de grandes pénitences, de passer la moitié de la nuit en prière; si elle est instruite, elle se dira: “Non, il ne faut pas faire cela parce que je ne pourrai pas remplir mon devoir demain: j’aurai sommeil, et la moindre chose m’impatientera; je serai ennuyée toute la journée; je ne ferai pas moitié tant d’ouvrage que si j’avais reposé la nuit”... »

En somme, ce que M. Vianney veut ici, c’est que, sous prétexte de rechercher Dieu, on ne se recherche point soi-même: avoir une dévotion, et partant une vie intérieure, mal entendue et piètrement organisée, qu’est-ce autre chose que d’opposer pour ainsi dire Dieu au devoir: le prier par exemple dans la paix d’une église à l’heure où l’on devrait travailler au dehors?... C’est pourquoi le saint d’Ars disait encore: «Une personne instruite a toujours deux guides: le conseil et l’obéissance.»


A moins qu’il n’y vît une grâce particulière accordée à quelques âmes privilégiées, il n’aimait pas non plus qu’on introduisît dans la vie spirituelle certaines nouveautés dont l’Église n’a pas le contrôle. Les dévotions traditionnelles, les exercices de piété consacrés par le temps et l’expérience des saints, voilà ce qu’il conseillait d’abord. Avant tout, il recommandait la prière liturgique.

Quant aux dévotions privées, il ne défendait pas – au contraire – que l’on suivît son attrait personnel. Lui-même n’adressait-il pas un culte très fervent à cette vierge martyre de l’âge apostolique de laquelle il affirmait recevoir une aide si constante et qu’il appelait avec une touchante affection sa chère petite sainte? La dévotion à sainte Philomène n’a pas eu de plus zélé propagateur que notre Curé d’Ars.

En résumé, tout en vouant au salut des âmes tous ses instants et toutes ses forces, saint Jean-Marie Vianney ne cessa de travailler pour Dieu et de lui rester uni. Sa grande croix cependant, ce fut de songer, sans y pouvoir vivre jamais, à une solitude où son occupation eût été de prier et de prier encore. Mais, comme l’événement l’a démontré, sa vocation vraie était de mêler, dans la mesure où des circonstances providentielles l’y obligèrent, la vie de l’apôtre à la vie de l’ascète et du contemplatif.



FRANCIS TROCHU

1 Mgr H. CONVERT, Le saint Curé d’Ars et les dons du Saint-Esprit, Lyon, Vitte, p. 403.

2 Ces lignes étaient écrites quand a paru, en réimpression, un livre de M. le chanoine Louis Alloing, directeur de la Semaine Religieuse de Belley, qui correspond bien à l’idée qu’on peut se faire d’une oraison à l’usage des gens très occupés. Le livre est intitulé: Petites méditations suivant la méthode de l’Union à Dieu (250 pages, Tours, Mame). Voici en quels termes la Semaine Religieuse (n° du 21 avril 1927, sous la signature L. J.), présente au public l’ouvrage de son directeur:

«Le plus grand nombre des livres de méditations sont plutôt des livres de lecture spirituelle.

L’idéal pour les gens du monde et même pour les prêtres en notre temps de vie fiévreuse serait quelques pensées exprimées clairement, brièvement et cependant avec onction.

La librairie Marne vient d’éditer un petit livre qui semble répondre à cet idéal... Laissons l’auteur, M. le chanoine Alloing, présenter lui-même son livre, en citant quelques passages de son avant-propos:

A toutes les âmes avides de perfection, éprises d’amour de Dieu, mais jetées par les nécessités de la vie dans les occupations extérieures, je dédie ces pages. Elles leur apprendront à sanctifier leurs actions ordinaires et à transformer leur vie tout entière en un exercice de piété.

Ces méditations sont à la fois courtes et pratiques.

Courtes. Elles ne prendront guère que cinq minutes après la prière du matin et seront suffisantes cependant pour orienter le cœur vers Dieu, le reste de la journée. C’est là, en effet, le point important dans la vie spirituelle. Notre vie doit être toute d’union avec Dieu, à qui il faut offrir par amour nos prières, nos actions et nos souffrances. Elle devient ainsi une oraison continuelle.

Pratiques. Tout y est dirigé vers cet unique but: l’union à Dieu durant la journée...»

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