Pie XII est mort le 9 octobre 1958. Déjà Benoît XVI, dans une récente allocution (13 septembre) a salué l’approche de ce cinquantième anniversaire. Il a rendu justice à ce que Pie XII a fait pendant la guerre, discrètement mais souvent efficacement, « en faveur des juifs persécutés ». On connaît l’atroce calomnie à ce sujet, qui a tant brouillé et brouille toujours l’image de Pie XII à l’extérieur et même à l’intérieur de l’Eglise.
Mais Benoît XVI a dit aussi autre chose.
Le Souverain Pontife a profité de cette circonstance pour lui rendre un hommage beaucoup plus général : quand on aborde sans préjugé idéologique, a-t-il dit, la haute figure de Pie XII, on ne peut pas ne pas être frappé, ne pas être conquis par sa vie exemplaire et par « l’extraordinaire richesse de son enseignement ». Voilà un ton nouveau dans l’Eglise.
L’extraordinaire richesse de son enseignement a développé toute son ampleur dans les années 1945-1958. Or, depuis cinquante ans, les documents pontificaux n’en parlaient plus, comme si Pie XII n’avait jamais existé ; ou bien, pis encore, réduisaient explicitement sa doctrine sociale à une seule allocution, celle du 1er juin 1941 !
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la révolution par laquelle elle s’est terminée en France, les catholiques français se trouvaient dans une grande désorientation, d’autant plus que très naturellement ils avaient été quasiment tous, évêques en tête, au nombre des « quarante millions de pétainistes » des années 1940-1942. Dans ce désarroi, il se trouva un laïc, Jean Ousset, pour créer un mouvement s’appelant « La Cité catholique », avec sa revue Verbe, militant pour « la royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ », préconisant des cercles d‘études ayant pour base solide « les documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII », et pour objectif principal, comme il convient à de simples laïcs, « la doctrine sociale de l’Eglise », tellement ignorée alors dans la presse même catholique et jusque dans les séminaires. A partir de 1956 Marcel Clément y ajouta sa compétence inégalée et sa vénération personnelle pour la doctrine sociale de Pie XII. Celui-ci ayant en 1954 canonisé Pie X, le courant privilégiant son encyclique Pascendi contre le modernisme et sa lettre apostolique réfutant la démocratie-chrétienne de Marc Sangnier s’en trouva confirmé et renforcé.
Toute une génération de jeunes catholiques a dû ainsi aux « documents pontificaux » passionnément étudiés de n‘être pas désarçonnés ou emportés par les idéologies dominantes qui faisaient au même moment de singuliers ravages parmi le clergé, sa hiérarchie et les organisations d’« Action catholique ». Mais il a fallu très vite à cette génération s’apercevoir que plus elle ancrait ses certitudes vitales dans les documents pontificaux et plus elle sentait l‘épiscopat français s‘éloigner, manifester sa suspicion et finalement son hostilité.
La « doctrine sociale » de l’Eglise n’est pas une annexe facultative pour un catholique. Marcel Clément surtout, son Pie XII en main, montrait et démontrait à quel point elle est consubstantielle à l’ensemble de la doctrine religieuse. La plupart des coups portés à la foi proviennent aujourd’hui, disait Pie XII, d’erreurs sur l’homme, sur l’histoire, sur la société. Par suite, en sens inverse, l‘étude sérieuse de la doctrine sociale conduisait logiquement à contredire beaucoup d’idées proprement religieuses à la mode dans le monde profane et par contagion à l’intérieur de l’Eglise. Et par exemple, à contester non seulement la « non-résistance » intellectuelle au communisme, mais aussi le « catéchisme progressif » soutenu par les évêques. Ceux-ci supportaient mal une telle contradiction. Et ainsi commença une guerre faite dans l’Eglise à d’insolents contradicteurs, dénoncés désormais comme « intégristes ».
JEAN MADIRAN