17 novembre 2007
6
17
/11
/novembre
/2007
10:44

Commençons par une question iconoclaste : était-il opportun d‘écrire, de publier, de lire une Histoire de la messe interdite, au moment où le Motu proprio commence, non sans difficultés, de s’appliquer ? Autrement dit, à l’heure de la négociation, de la stratégie, de la tactique, fallait-il dire la vérité, toute la vérité, sur la messe ?
Rupture ou continuité ?
L’entreprise de Jean Madiran est d’autant plus périlleuse qu’elle n’exprime pas les opinions personnelles de son auteur, même si son style, le choix des personnes et des textes cités colorent subjectivement son texte : c’est abord un historique avec, pour chaque chapitre, un récit des événements, puis des repères soigneusement datés, intitulés Chronologie et documents. A ce titre, son étude est imparable.
Mais voilà : si on lit cette Histoire de la messe interdite après avoir lu le Motu proprio et la Lettre aux évêques de Benoît XVI, on ne peut manquer de relever des contradictions fortes entre les deux textes, celui du Pape et celui du laïc. Elles tiennent, partiellement, aux différences de tempéraments, de conditions, de perspectives : un laïc qui n’aime pas pactiser et qu’Emile Poulat classe dans la mouvance, si l’on peut dire, de l’« intransigeantisme » ; un pape bienveillant par nature et qui veut avant tout « parvenir à une réconciliation interne au sein de l’Eglise », et que « tout se passe dans la paix et la sérénité ». Or, il est rare que, sans omission ni compromis, on parvienne à la réconciliation et à la paix.
Examinons les textes.
Dès le début du Motu proprio, Benoît XVI s’efforce de dégager la continuité qui présida à la liturgie sacrée, depuis Grégoire le Grand… jusqu‘à Paul VI.
Il est significatif que pour évoquer la codification de la messe par saint Pie V, et la réforme de Paul VI, il emploie un vocabulaire similaire, voire identique : « Saint Pie V… renouvela tout le culte de l’Eglise, fit éditer des livres liturgiques corrigés et restaurés aux normes des Pères. » Quant à Paul VI, il « approuva en 1970 des livres liturgiques restaurés et partiellement rénovés de l’Eglise latine ».
Dès lors, il n’y a pas opposition entre deux rites, puisqu’il n’y a pas deux rites, mais « deux mises en œuvre de l’unique rite romain », « un double usage de l’unique et même rite », l’un étant « l’expression extraordinaire de la même “lex orandi” de l’Eglise », l’autre son expression ordinaire. Les deux formes, loin de s’opposer, peuvent s’enrichir, ajoute Benoît XVI. Notons cependant que les enrichissements ne sont pas du même ordre : dans l’ancien missel, qu’il a l’habileté d’appeler le plus souvent « le missel romain publié en 1962 par Jean XXIII », Benoît XVI suggère d’« insérer les nouveaux saints et quelques-unes des nouvelles préfaces ». Dans la célébration de la messe selon le missel de Paul VI, il exprime le vœu que puisse être « manifestée de façon plus forte… cette sacralité qui attire de nombreuses personnes vers la forme ancienne du rite romain ». Dans le premier cas, il s’agit de simples ajouts ; dans le second, c’est l’essentiel qui est visé : car s’il est une marque visible de la messe de Paul VI, c’est la désacralisation, signe de ce que le père Congar appelait « la révolution d’Octobre dans l’Eglise ».
Une rupture violente
La « révolution d’Octobre dans l’Eglise » : c’est bien le sujet du livre de Madiran qui met l’accent, non sur une continuité, mais sur une rupture et une rupture violente.
La rupture la plus sensible se trouve dans l’Institutio generalis qui accompagne le nouvel Ordo promulgué en 1969 ; la messe y est ainsi définie : « La Cène du Seigneur, appelée aussi messe, est la synase sacrée ou le rassemblement du peuple de Dieu se réunissant sous la présidence du prêtre pour célébrer le mémorial du Seigneur. » Définition que l‘épiscopat français, dès la première édition du nouveau missel des dimanches, reprendra sous forme d’un « rappel de foi » : à la messe, « il s’agit simplement de faire mémoire de l’unique sacrifice déjà accompli ». La messe n’est plus alors le « renouvellement non sanglant du sacrifice du Calvaire », mais, commente Madiran, « une simple réunion de prière et l’assemblée du souvenir ». Cette nouvelle définition de la messe, ajoute-t-il, est « celle que professent la plupart des protestants ». Le cardinal Ottaviani, qui fut sous trois papes (de Pie XII à Paul VI) à la tête de la « Suprême Congrégation du Saint-Office », avait déclaré que la nouvelle messe « s‘éloignait, d’une manière impressionnante, de la théologie catholique du concile de Trente ».
On saisit alors l’inéluctable conséquence : le conflit, le combat. Et c’est bien d’un vocabulaire de guerre qu’use Madiran, ou les personnalités citées par lui. Le « principal opérateur de la révolution liturgique », le P. Hannibal Bugnini, doit à son prénom (et sans doute à une analogie plus profonde), d’avoir été surnommé « le chef borgne monté sur l‘éléphant gétule ». André Charlier évoque « une conjuration pour éliminer totalement le latin et le grégorien de la liturgie » ; la nouvelle messe est appelée « une arme par destination » contre la messe tridentine. Quand apparaît le texte de la nouvelle messe, Cristina Campos, instigatrice du Bref examen critique adressé au pape dès l’automne 1969, « entre en campagne », et avait sur l’Aventin établi sa « dunette de commandement ».
Le combat fut ponctué de « controverses et de quelques refus très résolus », de suppliques individuelles et collectives, dont l’une est une lettre-manifeste rédigée en 1969 pour sauver le latin, avec la signature d’artistes et d’intellectuels, de Pablo Cazals à François Mauriac ; l’autre, de 1971, est un appel international pour la survie de la messe traditionnelle, réunissant les signatures de diverses personnalités, catholiques ou non, d’Agatha Christie à Yéhudi Menuhin en passant par Montherlant. Ces suppliques ont pour trait commun la défense d’un patrimoine culturel, d’une œuvre d’art, d’un trésor sacré incompréhensiblement menacés par un pape qui en avait plus que tout autre la garde.
La messe interdite
L’interdiction s’inscrit dans la logique du combat, dont la conséquence est l‘élimination d’un des deux protagonistes. Benoît XVI, dans sa Lettre aux évêques, rappelle que « le missel de 1962 n’a jamais été juridiquement abrogé et par conséquent, en principe, il est toujours resté autorisé ». L’emploi des tours adverbiaux témoigne du conflit entre le fait et le droit. Sans doute la messe tridentine ne pouvait-elle être juridiquement abrogée, le privilège-indult permettant à tout prêtre de célébrer selon l’Ordo de Pie V étant perpétuel, mais elle le fut pratiquement, depuis l’allocution au consistoire, le 24 mai 1976, de Paul VI, précédée par les impatiences des clergés suisse et français « Le Nouvel Ordo a été promulgué pour être substitué à l’ancien… Ce n’est pas autrement que notre saint prédécesseur Pie V avait rendu obligatoire le missel révisé sous son autorité à la suite du concile de Trente. Avec la même autorité suprême qui nous vient du Christ-Jésus, nous ordonnons la même prompte soumission… »
Cette référence réitérée à Pie V est paradoxale, à l’image de l‘énigmatique Paul VI ; c’est au nom de la Tradition qu’il supprime la Tradition. Or Pie V, en codifiant la messe, n’avait nullement l’intention d‘éradiquer les rites immémoriaux. S’inscrivant dans la tradition catholique de l’enrichissement des héritages, il avait « explicitement stipulé que les rites ayant un usage ininterrompu supérieur à deux cents ans, demeureraient autorisés ».
Le manteau de Noé
C’est dans cette tradition aussi que s’inscrivait le cardinal Ratzinger, lorsque, dans Le Sel de la terre, il définissait la liturgie comme « une fête qui n’est pas inventée par une commission quelconque, mais qui vient à moi de plus profond des millénaires, et, en fin de compte, de l‘éternité ». Il fut le maître d‘œuvre du Catéchisme de l’Eglise catholique, qui ne définit plus la messe comme un mémorial, mais comme un sacrifice : « Le Christ est là présent dans le sacrifice de la messe, et dans la personne du ministre, “le même offrant maintenant par le ministère des prêtres”, qui s’offrit alors Lui-même sur la Croix ».
« L’histoire de la liturgie est faire de croissance et de progrès, jamais de rupture », écrit Benoît XVI dans sa Lettre aux évêques. C’est pourtant bien l’histoire d’une rupture qu‘écrit Madiran avec cette Histoire de la messe interdite. Il est bon, sans doute, de la connaître, mais peut-être est-ce l’heure de tourner hardiment les pages, non sans les avoir apprises par cœur avant de les tourner, mais avec la volonté de mettre fin à la « guerre civile qui a sévi depuis les années 1970 », selon l’expression de l’abbé de Tanoüarn. Et, pour cela, peut-être est-ce l’heure de jeter, sur l’Eglise de Paul VI, un charitable manteau de Noé.
Danièle Masson
Article extrait du n° 6466 de Présent, du Samedi 17 novembre 2007, p.I du Supplémentaire littéraire